
En l’honneur de la Journée nationale des Peuples autochtones, nous vous présentons une initiative québécoise de grande envergure : la révision du vocabulaire décrivant les Peuples autochtones dans le Répertoire de vedettes-matière (RVM) par la Bibliothèque de l’Université Laval.
Pour rendre compte de cette initiative essentielle, nous avons réalisé une entrevue avec Joë Bouchard, bibliothécaire spécialisé en patrimoine documentaire autochtone à l’Université Laval, qui participe activement au projet de révision du RVM.
Les vedettes-matière : survol d’un concept trop peu connu
Une vedette-matière est un terme ou un ensemble de termes qui désigne et décrit une ressource documentaire, et ce, afin d’aider les chercheur·euse·s à la retrouver. Contrairement aux mots clés, les vedettes-matière proviennent d’un vocabulaire contrôlé, c’est-à-dire que leur nombre est limité par un lexique prédéfini. Ce faisant, chaque concept est rattaché à un seul et unique terme, évitant ainsi toute confusion ou prolifération de synonymes.

Les vedettes-matière sont utiles, car les mots clés peuvent apparaître à plusieurs endroits dans un document sans forcément être pertinents. Il vaut mieux éviter que le nom du sociologue W.E.B. Du Bois apparaisse dans les résultats d’une recherche portant sur le commerce international du bois d’œuvre !
Bien que le terme soit peu connu en dehors des milieux documentaires, cet outil est utilisé quotidiennement et exerce une influence normative structurante sur la place de certaines communautés ou idées dans le discours savant actuel. Comment ce problème se manifeste-t-il, et quelles solutions peuvent être mises en place pour y remédier ?
L’Université Laval et son répertoire mondialement reconnu
Depuis 1946, la Bibliothèque de l’Université Laval possède son propre Répertoire de vedettes-matière (RVM), auquel sont abonnées plus de 180 institutions canadiennes, européennes (notamment la France, la Belgique et l’Espagne) et asiatiques.
Le RVM contient aujourd’hui 748 607 vedettes-matière, réparties dans cinq répertoires (parfois nommés « thésaurus »). Bien sûr, l’utilisation du RVM ne se limite pas aux chercheur·euse·s : les indexeur·euse·s peuvent s’en servir, tout comme les organisations désirant décrire de manière normalisée le contenu de leurs documents. Les usager·ère·s des bibliothèques peuvent également recourir au vocabulaire du RVM pour mener des recherches documentaires efficaces.
Décoloniser le vocabulaire
Bien que fondamentaux pour l’organisation de l’information dans les institutions occidentales, les outils de normalisation des connaissances présentent aussi des enjeux de taille. En standardisant la nomenclature de certaines entités (un groupe de personnes, par exemple), un rapport d’autorité est établi entre celles et ceux ayant décidé de cette nomenclature et l’entité nommée.
Dans le RVM, l’action de nommer, et de standardiser la nomenclature, a pu être réalisée en utilisant des termes coloniaux, qui peuvent être inexacts et irrespectueux.
C’est donc toute une vision du monde et de la connaissance qui s’exprime dans ces systèmes de classification.
Pour remédier à ce problème, l’équipe de bibliothécaires de l’Université Laval a entrepris la révision complète du vocabulaire décrivant les Peuples autochtones afin que les termes du RVM soient plus précis, respectueux des réalités qu’ils décrivent et, autant que possible, exempts de biais culturels, historiques et coloniaux.

Selon Joë Bouchard, ce processus « s’inscrit dans un mouvement de décolonisation du vocabulaire documentaire qui touche des bibliothèques, des musées et des centres d’archives » dans plusieurs pays occidentaux. Aux côtés d’autres institutions telles que Bibliothèque et Archives Canada et la Bibliothèque du Congrès aux États-Unis, la Bibliothèque de l’Université Laval a adopté un rôle proactif dans la reconnaissance de l’héritage colonial de certains termes aujourd’hui largement utilisés dans ces répertoires.
C’est donc en 2021 que le comité de gouvernance du Répertoire des vedettes-matière a mis ce projet en branle, alors que « depuis déjà quelque temps, des termes biaisés ou irrespectueux décrivant les Autochtones dans le RVM avaient été observés par le personnel du thésaurus [les personnes travaillant pour le répertoire], de la Bibliothèque de l’Université Laval ainsi que par diverses personnes usagères et clientes du RVM. »
Mais pourquoi s’attarder au vocabulaire décrivant les Peuples autochtones ? Pour Joë Bouchard, le problème fondamental « est que le vocabulaire employé pour la description des ressources documentaires […] a été développé à partir d’un point de vue eurocentrique. » Cela signifie que le langage utilisé « est relié à une dynamique de domination ayant entraîné des biais historiques, coloniaux, identitaires et culturels. »
L’équipe du projet a par exemple modifié l’ancienne vedette « Indiens d’Amérique » par « Peuples autochtones » puisque :
« Pour paraphraser le juriste anishinaabe John Borrows, le terme Indien est une création de l’imagination européenne qui a été imposée aux Autochtones, à travers la loi, par le gouvernement fédéral. Selon lui, il n’y a d’Indiens qu’à partir du moment où l’État s’autorise à prendre le contrôle des identités autochtones. Le choix de cette nouvelle forme s’inscrivait dans la volonté de nos partenaires de non seulement remplacer l’ancienne vedette par une expression respectueuse, mais aussi de retrouver un sentiment de fierté dans l’appellation retenue. »
Le projet de révision du vocabulaire décrivant les Peuples autochtones reconnaît donc qu’un vocabulaire péjoratif ou erroné contribue à la marginalisation symbolique des Premiers Peuples et qu’une intégration complète de la perspective de ces personnes est la clé pour s’affranchir des représentations péjoratives, erronées et irrespectueuses.
Qui plus est, l’utilisation de tels termes datés peut nuire au travail de catalogage et complexifier l’accès à l’information. Une étude menée par trois chercheuses de l’Université de Colombie-Britannique rend compte de cette réalité : dans la banque de données WorldCat, lancer une recherche avec la vedette-matière « Indians – Food » générait des résultats liés à la cuisine de l’Inde ainsi qu’aux traditions culinaires des Peuples autochtones, tandis que la requête « Indian cooking » générait, dans la première page des résultats de recherche, des sources uniquement liées à la cuisine de l’Inde.
Travailler à la vitesse de la confiance
Pour mener à bien son projet de révision, l’équipe de la Bibliothèque de l’Université Laval travaille en étroite collaboration avec des membres des Premiers Peuples qui possèdent une expertise en lien avec les sujets abordés. Ensemble, le groupe échange sur les vedettes-matière problématiques et conçoit des solutions pour intégrer les perspectives autochtones dans les nouveaux termes retenus.
Le lexique qui doit être révisé est divisé en deux catégories : le vocabulaire spécifique, qui concerne une nation en particulier, ainsi que le vocabulaire générique qui concerne toutes ou plusieurs nations.
« Pour le vocabulaire spécifique, cela implique que nous travaillons avec des partenaires qui proviennent de chacune des onze nations autochtones situées à l’intérieur des frontières du Québec, et que nous traitons avec ces personnes de chacune des vedettes se rapportant à leur nation. Ces partenaires connaissent les enjeux propres à leur communauté et savent quels termes ou concepts y sont employés ou non. »
Au sujet du vocabulaire générique, Joë Bouchard explique que « nos personnes partenaires ont une expertise se rapportant aux grands enjeux des Premiers Peuples. Nous traitons avec elles de sujets souvent complexes, qui exigent des réflexions approfondies […] Pensons par exemple au réseau sémantique des sujets en littérature ou à l’ensemble de vedettes-matière liées aux réserves. »

On le comprend, l’initiative de la Bibliothèque de l’Université Laval est de longue haleine, le processus de collaboration avec des membres des Premiers Peuples ne reposant pas sur la rapidité d’exécution, mais bien sur la compréhension. « La bibliothécaire et chercheuse Sharon Farnel […] qui collabore également avec des membres des Premiers Peuples, mentionne qu’il faut travailler avec nos partenaires à la vitesse de la confiance. »
Et après ?
Jusqu’à maintenant, ce sont plus de 550 vedettes-matière qui ont été révisées. Le travail a été complété pour les nations Atikamekw, Wolastoqiyik et Innu, tandis que l’équipe de l’Université Laval travaille actuellement avec des collaborateur·trice·s Inuit pour traiter des vedettes-matière les concernant.
Alors que, pour l’instant, le projet se limite aux vedettes-matière liées aux Premiers Peuples qui habitent dans les frontières du Québec, l’équipe compte élargir sa portée afin de prendre en compte les Peuples autochtones des autres provinces canadiennes et, éventuellement, des autres pays de l’Amérique.