Skip links

La créolisation : au-delà d’un concept, une construction identitaire perpétuelle

Visuel du billet de blogue Créolisation

Nous sommes heureux de vous annoncer le lancement du projet “Concepts et Savoirs”!

Ce projet tend à contribuer à la valorisation du corpus scientifique disponible sur la plateforme erudit.org, et s’attarde sur la définition de notions et de concepts autour d’un thème central, le tout dans un esprit pédagogique permettant la diffusion du savoir au grand public. À l’heure des faits alternatifs et de la multiplication des sources difficilement vérifiables, il est important de scruter les enjeux de notre société en lisant ou relisant les analyses patiemment construites par les chercheur·e·s. Elles sont le fruit de réflexions s’échelonnant sur plusieurs années, proposées et validées par la communauté scientifique avant d’être diffusées dans des revues savantes. Grâce au libre accès, elles sont maintenant accessibles à tout le monde. 

La thématique 2022 de ce projet porte sur l’identité, et le tout est coordonné par Michelle Edwige Jeanne Martineau, doctorante en science politique à l’Université de Montréal. Maintenant, installez-vous confortablement et plongez-vous dans l’analyse des enjeux autour de la créolisation – le premier billet de cette série.

J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre.

Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, 1997

Depuis plusieurs semaines, les Antilles françaises (Guadeloupe et Martinique) font face une crise sociale majeure ayant comme origine la crise sanitaire et le refus de l’obligation vaccinale pour le personnel soignant. 

Mais en filigrane, ce sont les maux de la société guadeloupéenne qui refont surface : précarité, chômage massif, jeunesse sans perspective, etc. C’est aussi la résurgence de la question identitaire qui refait surface : à la suite de l’adoption de la loi du 19 mars 1946 dite « loi de départementalisation » et des contestations politiques, économiques et sociales subséquentes, de nombreux acteurs politiques ont tenté de proposer une identité propre et ainsi s’émanciper de l’acculturation française. Des intellectuels antillais ont également apporté leur pierre à l’édifice dans cette construction et revendication identitaire et ainsi lutter contre «cette politique assimilationniste» demeurant «une forme de colonisation “silencieuse”» (Camara 2020).

Conséquemment, plusieurs notions font leurs apparitions pour tenter de combler les manquements autour des enjeux liés à l’identité et sa construction aux Antilles françaises et ailleurs dans le monde.

Négritude : concept anticolonialiste promouvant la culture africaine

Mouvement politique, culturel et littéraire, le concept de Négritude fait son apparition au début du 20e siècle. Sous influence du marronnage et de la pratique du vaudou, la Négritude se développera durant le mouvement culturel afro-américain : Harlem Renaissance (la Renaissance de Harlem). C’est plus précisément sous la plume de W.E.B. DuBois, sociologue afro-américain, que le concept connaîtra une première définition. Il s’agit de questionner la représentation du Noir où ce dernier est présenté comme un sous-homme le plaçant en situation d’infériorité. Le concept de Négritude aura comme objectif de redonner une humanité à l’homme noir et de sortir de la « discrimination raciale » se rattachant aux discriminations économiques, politiques, culturelles et sociales. 

Ces objectifs seront repris par Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran-Damas aux alentours de 1935. Considéré comme les « pères fondateurs », cette affirmation doit être toutefois nuancée : le concept de Négritude doit également son existence à la participation de penseures repensant ainsi la « généalogie masculine » du concept. C’est précisément grâce à la contribution de Suzanne Césaire (compagne d’Aimé Césaire) et des sœurs Nardal (Paulette et Jeanne) « accordant une place de choix à la part africaine présente dans l’histoire des Caraïbes » (Boni 2014). Par exemple, les soeurs Nardal organiseront un salon dédié à « l’éveil de la conscience noire » avant les années trente ouvrant ainsi un espace de réflexion avec la « Revue du monde noir ». Suzanne Césaire quant à elle sera une source d’inspiration pour son époux, Aimé, par l’entremise de la revue «Tropiques». Elle établit un dialogue avec le surréalisme, à la fois comme « moyen de libération culturelle et comme moyen d’obscurcir les messages politiques pour les censeurs » définissant un peu plus le concept de Négritude. 

Cependant, certains penseurs contestent la vision rigide et fermée de ce concept qui omet les autres cultures façonnant le paysage culturel et identitaire antillais. Par exemple, on peut citer Wole Soyinka, jugeant le concept beaucoup trop réducteur. Il répondra en inventant le concept de tigritude : « Le tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie et la dévore ». C’est dans ce contexte que le concept de créolisation fait son apparition. 

Créolisation : un processus « infini » et « imprévisible »

Développée en 1974 par Edward Kamau Brathwaite, écrivain d’origine barbadienne, la créolisation se définit comme une forme d’hybridation culturelle ayant pour but une unification des peuples, quelle que soit l’origine ethnique. Faisant son apparition dans la société créole caribéenne, la créolisation est une identité multiple sans frontières mélangeant les racines européennes, africaines, indiennes et autres: c’est la création d’une nouvelle culture unique. Édouard Glissant poursuit dans  la réflexion intellectuelle en 1980 en développant le concept de créolisation à l’échelle franco-antillaise : similaire au concept d’identité-rhizome de Deleuze et Guattari, la créolisation est a-centré où la dispersion, le métissage des peuples, des idées ou encore des cultures se manifeste. 

Pour éviter de rentrer dans une forme d’essentialisme afrocentrique comme le fait le concept de Négritude, la créolisation tente de mettre en relation non plus uniquement l’Afrique, mais aussi l’Amérique et l’Europe tant «sur le plan de la construction du langage poétique que sur celui de l’exploration de l’imaginaire» dans le monde littéraire antillais (Bernabé 1992). Cette hybridité se manifeste notamment dans le monde de l’art dépassant ainsi les frontières caribéennes: la Réunion, département français d’outre-mer situé dans l’océan Indien, est un exemple-type de créolisation avec notamment la pratique du maloya, tradition ancestrale réunionnaise et traduction d’un «jeu dynamique d’accommodations entre le “local” et la métropole» (Ravi 2012). 

Fusion des traditions africaines, malgaches, indiennes mais également françaises, le maloya est un exemple « particulièrement net des processus de créolisation culturelle » qui s’est développé à la Réunion. Toutefois, la créolisation, à l’ère de la mondialisation, doit faire face à certains problèmes, notamment son intégration dans le politique et son opérationnalisation à savoir la création de l’État ou encore l’État-nation laissant «pendante la question de l’organisation politique d’une société créole ou du monde créole à venir» (Dorismond 2014).

Double-conscience : définition d’une « identité duelle »

Au-delà de sa définition, la créolisation s’accompagne de la notion de «double conscience» de W.E.B. Dubois et de Paul Gilroy permettant aux politiciens ou encore aux intellectuels d’exprimer son désir «d’échapper aux liens de l’ethnicité, de l’identification nationale et parfois même de la race» (Gilroy 2017 [1997], 58), le tout en situation postcoloniale. C’est à travers le regard des autres que la notion de double conscience permet à l’homme noir de connaitre son identité noire et de son existence au sein d’un monde dominé. 

Qui suis-je ? Comment je m’identifie ? Quelles sont mes origines ? Nous nous sommes tous posé ces questions au cours de notre vie. Grâce à des critères cognitifs, cette auto-identification permet de s’inscrire dans un processus de catégorisation où le sentiment d’appartenance à un groupe, une mémoire collective ou encore de projets communs sont essentiels. Le processus d’auto-identification évolue au cours de notre existence par le biais d’interactions sociales, professionnelles ou encore personnelles. Mais au-delà de ces affirmations, c’est la notion d’identité qui est au cœur de la réflexion. 

L’identité, comme le disait Alain Maalouf, « n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence. » À l’heure où les débats autour de l’identité refont surface, nous vous avons proposé dans ce texte plusieurs clés pour mieux comprendre les questions identitaires propres aux Antilles françaises, mais qui peuvent également ouvrir sur des enjeux identitaires d’autres régions du monde.

Bibliographie 

  • Bernabé, Jean «De la négritude à la créolité: éléments pour une approche comparée». Études françaises 28, no 2-3 (1992): 23–38.
    https://doi.org/10.7202/035878ar

Le présent article analyse les différentes stratégies utilisées par les intellectuels antillais dans l’étude de la créolité. Apparue après la notion l’antillanité et étant une critique de la négritude, la notion de créolité s’inscrit dans un processus d’une “construction anthropologique” de la culture et de la littérature antillaise et, in fine, de l’identité aux Antilles françaises.

Cet article tend à déconstruire la « généalogie masculine” du concept de négritude dont la paternité est souvent attribuée à Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran-Damas. L’autrice souligne l’importance de la contribution intellectuelle des sœurs Nardal ainsi que Suzanne Césaire (compagne d’Aimé Césaire) dans la naissance et l’expansion du concept de négritude.

  • Camara, El Hadji «Les Antilles françaises et la départementalisation: de la domination “silencieuse” post-coloniale à l’aseptisation identitaire chez Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau». Voix plurielles 17, no 2 (2020): 139–150. https://id.erudit.org/iderudit/1074770ar

La loi du 19 mars 1946 – loi de départementalisation – est présentée aux Antilles françaises comme l’unique réponse dans le maintien et le développement d’une démocratie et au “relèvement du niveau de vie de leurs peuples” réduisant toute crise identitaire perceptible. Cependant, des intellectuels antillais tels qu’Édouard Glissant perçoit dans cette “politique assimilationniste” une forme de “colonisation silencieuse conduisant à l’anéantissement de l’être antillais” au travers du processus d’aliénation.

  • Ravi, Srilata «Musique populaire, métissage et identités culturelles: vers les recherches comparées». International Journal of Canadian Studies / Revue internationale d’études canadiennes no 45-46 (2012): 381–399. https://doi.org/10.7202/1009911ar

Cet article examine les “rapports complexes entre les formes de musique populaire et les identités régionales”. Déterminant l’importance de la musique populaire dans le patrimoine culturel québécois et renforçant son identité, le cas de la Réunion, département français d’outre-mer est pris en exemple: le maloya est ainsi présenté comme un symbole de “réunionnité” et donc de créolisation par rapport à la culture française.

  • Glissant, Édouard. Traité du Tout-Monde. Éditions Gallimard, 1997.

Suite du roman “Tout-Monde”, cet essai poursuit sa réflexion autour du concept de créolisation et son expansion sur le monde en mêlant le poétique et le politique.

  • Gilroy, Paul. L’Atlantique noire: modernité et double conscience. Éditions Amsterdam, 2017

Prenant appui sur les travaux de W.E.B. Dubois ou encore Hegel, cet ouvrage permet de “renouveler en profondeur la manière de penser l’histoire culturelle de la diaspora africaine, résultat de la traite négrière” démontrant qu’il existe une “culture hybride qui n’est ni africaine, ni américaine, ni caribéenne, ni britannique” mais un ensemble de cultures.

  • Dorismond, Edelyn «Creolization of politics, Politics of Creolization: Thinking of an “unthought” in the work of Edouard Glissant». Sens public (2014). https://doi.org/10.7202/1052430ar

Ce présent article tend à “montrer en quoi la créolisation laisse pendante la question de l’organisation politique d’une société créole ou du monde créole à venir.” En effet, son entrée et son opérationnalisation impossible dans le monde politique explique par l’étude de certaines notions telles que “l’État, de l’État-Nation, de la Terre ou de la Patrie, ceux de la Culture et de l’identité”.

Biographie de Suzanne Césaire.