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La langue comme outil de construction et de revendication identitaire

« La langue a-t-elle un rôle identitaire ? […] Cette idée voudrait que l’on puisse se reconnaître comme appartenant à une collectivité unique, grâce au miroir d’une langue commune que chacun tendrait à l’autre, langue censée être la même pour tous et dont l’homogénéité serait le garant d’une identité collective. » (Charaudeau 2001).

À l’automne 2021, la polémique du président d’Air Canada adoptant un discours unilingue (anglais) lors de son passage au Québec (province francophone) a relancé le débat autour de la langue et de son importance.

Dans le but de promouvoir la culture et l’identité d’une nation, la langue est devenue au fil du temps un outil de construction et de revendication identitaire. Son importance donne lieu à des débats publics, notamment au Québec avec la dominance progressive de l’anglais face au français. D’un point de vue juridique, la Charte de la loi française (ou communément appelée loi 101) tend à promouvoir la langue française comme langue officielle de la province québécoise. C’est donc la manifestation de la langue comme revendication identitaire qui est soulignée. Voulant préserver le français au sein de la province québécoise comme langue dominante, c’est en filigrane la « survie de la culture, la fidélité aux ancêtres et des impératifs identitaires » que ses défenseurs tendent à préserver.

Mais comment la langue est-elle devenue un outil de construction et de revendication identitaire au fil des années ? Ce deuxième billet de la série Concepts et Savoirs vise à définir certaines notions/concepts liés à la notion de la langue étant en lien étroit avec l’identité. 

Homogénéiser une langue pour uniformiser une culture

Grâce au processus d’homogénéisation, la langue vernaculaire devient « le lieu par excellence de l’intégration sociale, de l’acculturation linguistique, où se forge la symbolique identitaire » (Charaudeau 2001) permettant ainsi la construction d’une conscience nationale. Mais qu’entendons-nous par langue “vernaculaire” ?  Elle peut se définir comme une langue, un dialecte parlé au sein d’une communauté autour d’un territoire limité. Elle s’oppose à la langue véhiculaire (ou langue standard) qui est une langue parlée par d’autres communautés allant au-delà des frontières. Ses forces face à la langue vernaculaire sont multiples: elle peut être utilisée dans des domaines géopolitiques, étatiques ou encore économiques.

De façon générale, l’homogénéisation peut être définie comme un processus sociopolitique mise en place par l’élite politique dans le but de favoriser une uniformité culturelle et identitaire d’une nation. La littérature sur le nationalisme a démontré en quoi l’homogénéisation d’une langue vernaculaire était importante dans la construction d’une nation. Par exemple, Benedict Anderson (2006) [1983] souligne la nécessité d’homogénéiser la langue dans le but de favoriser une « communauté imaginée ». Cette homogénéisation de la langue se fait par le biais de l’écriture ou encore de l’imprimerie (journaux, livres…). Pour Ernest Gellner, autre auteur de référence, l’homogénéisation de la langue et de surcroît de la culture est synonyme d’industrialisation c’est-à-dire le passage d’une société agraire vers une société capitaliste moderne. Elle est possible notamment par la valorisation de l’éducation (haute culture).

En somme, homogénéiser une langue revient à uniformiser une culture en imposant des changements significatifs comme, par exemple, supprimer des spécificités culturelles. La langue devient ainsi un facteur de construction identitaire créant un sentiment d’appartenance à une communauté ou encore garantissant la cohésion sociale de celle-ci.  

Langues, usages et rapport à l’identité

Toutefois, la langue et son rapport à l’identité sont complexes car la question de son usage est à prendre en considération (Charaudeau 2001). En effet, une première question que l’on pourrait se poser est: comment présenter la différence entre deux langues officielles et leurs usages? Au Manitoba, par exemple, les jeunes adoptent le français (langue minoritaire) et l’anglais dans leur vie quotidienne leur permettant de construire leur propre identité culturelle facilitant la cohésion sociale, l’égalité et la diversité (Lafontant 2002). La création de cette identité culturelle, mais aussi linguistique, s’applique également aux nouveaux immigrants au Québec devant à la fois intégrer une voire deux nouvelles identités linguistiques dans leur quotidien. C’est notamment grâce au concept de “soi” (aspect cognitif) qu’il est démontré en quoi l’intégration sociale des nouveaux arrivants au Québec permet la création d’une identité linguistique singulière et ainsi s’intègre “dans le soi à travers le temps” (Amiot et de la Sablonnière 2008).

Nombre sont les questionnements autour du rapport de la langue et l’identité et notamment l’identité culturelle qu’on tend à repenser. Au Québec par exemple, il est question du choix de la langue française et/ou la langue autochtone avec, entre autres, la « question des identités culturelles autochtones et leurs possibilités de se dire et de s’écrire en français » fait débat (Bradette 2018). Par exemple, en étudiant les travaux de Natasha Kanapé Fontaine et son rapport à sa langue maternelle, l’innu, l’usage de cette dernière permet non seulement de devenir une « modalité d’expression », mais aussi un outil de résistance « co-langagière » et donc l’affirmation de son identité. 

Langues minoritaires et identité

De ce constat, le rapport entre la langue et l’identité amène à différents débats, dont la question de la langue officielle et de sa sensibilité face aux langues minoritaires. C’est le cas du catalan, « langue romane parlée par plus de 7 millions de personnes dans le monde » qui est « un idiome historiquement issu de la continuation autochtone du latin vernaculaire ». Le catalan fait cependant l’objet depuis quelques années de contentieux devant les juridictions espagnoles pour permettre une reconnaissance tant d’un point de vue politique mais aussi et surtout identitaire. En effet, les défenseurs de la langue catalane adoptent un discours nationaliste, « lequel occupe aujourd’hui en Catalogne une place importante » (Boyer 2015). 

La langue et l’identité en situation postcoloniale 

Pour certains territoires/pays anciennement colonisés tels que l’Algérie, la langue peut être perçue comme un outil de domination à la fois “réelle ou symbolique” ayant des effets notables sur la société, mais aussi sur les mentalités de tout un chacun. En ce sens, cette langue “dominante” permet de s’extraire d’un groupe dominé tout en faisant écran face à celui-ci dont la séparation « ne va pas sans déchirement » (Yacine 2001). De cette séparation, la domination de la langue dominante sur les langues minoritaires a un effet non négligeable sur la construction identitaire de la population mais également sur la construction d’une identité collective d’un pays.

Bibliographie 

Lafontant, Jean « Langue et identité culturelle : points de vue des jeunes francophones du Manitoba ». Francophonies d’Amérique no 14 (2002) : 81–88. https://doi.org/10.7202/1005185ar

Cet article a pour objectif de présenter, à partir de différents sondages, la relation entre l’usage d’une ou plusieurs langues et le sentiment d’appartenance culturelle auprès des jeunes de Manitoba dans leurs vies quotidiennes. 

 

Bradette, Marie-Ève « Langue française ou langue autochtone? Écriture et identité culturelle dans les littératures des Premières Nations ». Captures 3, no 1 (2018). https://doi.org/10.7202/1055834ar 

L’objectif de cet article est de traiter de la “question des idées culturelles autochtones” à partir d’une analyse critique des textes de la poète innu Natasha Kanapé Fontaine remettant en question la domination de la langue française et la notion “d’autochtonie”.

 

Yacine, Tassadit « Langues et domination. Statut social et/ou mélange des genres ». Études littéraires 33, no 3 (2001) : 65–74. https://doi.org/10.7202/501307ar

Le présent article tend à montrer en quoi la langue et son usage ainsi que son pouvoir de représentation peut être perçu comme un outil de domination semblable à l’âge, au sexe ou encore au patrimoine économique en Algérie indépendance, en situation postcoloniale.

 

Boyer, Henri « Le catalan, entre linguistique et politique ». Sens public (2015). https://doi.org/10.7202/1040015ar

Cet article analyse le catalan, son évolution et son importance au cours de ces dernières années. Faisant face depuis quelques années à des débats politiques (et notamment nationalistes) quant à son statut juridique, le catalan est aujourd’hui perçu comme un outil de revendication institutionnelle mais aussi identitaire.

 

Amiot, Catherine E. et de la Sablonnière, Roxane « Immigrants in Québec: Toward an Explanation of How Multiple and Potentially Conflictual Linguistic Identities Become Integrated ». Diversité urbaine (2008) : 145–161. https://doi.org/10.7202/019566ar

À partir d’un modèle théorique, cet présent article vise à montrer en quoi la langue et son usage interviennent dans la construction d’une nouvelle identité linguistique, notamment pour les immigrants du Québec participant au développement du “concept de soi”.

 

Anderson, Benedict. Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. Revised ed. édition. London ; New York: Verso, 2006.

Établissant une étude comparative allant du Brésil à la Thaïlande en passant par l’Europe centrale, cet ouvrage de référence tend à analyser en quoi certains facteurs tels l’émergence du capitalisme ou encore l’imprimerie, ont permis la naissance de “communautés imaginées”, c’est-à-dire les nations telles que nous les connaissons aujourd’hui.

 

Charaudeau, Patrick. « Langue, discours et identité culturelle ». Éla. Études de linguistique appliquée 123-124, no 3-4 (2001): 341-48. https://doi.org/10.3917/ela.123.0341.

À partir de la notion de « compétence langagière”, cet article tend à souligner l’importance de la langue dans la construction identitaire notamment par le biais du discours manifestant la dimension culturelle du langage.

 

Gellner, Ernest. “Nations et nationalismes”. Éditions Payot. Paris, 1989.

Ouvrage de référence, l’auteur retrace la genèse du nationalisme, élément clé de la naissance des nations notamment grâce à l’homogénéisation culturelle et politique.