Tout au long de l’été 2020, la plateforme Érudit et la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP) ont mis de l’avant des articles tirés des revues culturelles québécoise à travers la campagne Bagages culturels / Culture to go, afin d’agrémenter les lectures estivales des québécoises et québécois, mais aussi des internautes à travers le monde. Devant l’intérêt des lectrices et des lecteurs pour cette campagne, nous avons choisi de réitérer l’initiative pour la saison hivernale. Le premier thème s’intitule Vivre sa nordicité.
Sans plus tarder, voici le texte de présentation du premier thème, rédigé par Daniel Chartier, professeur titulaire à l’Université du Québec à Montréal et directeur du Laboratoire international de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique. Tous les articles sélectionnés dans ce thème sont disponibles sur le site de la SODEP, et ils seront également partagés sur les différents médias sociaux de la SODEP et d’Érudit au cours des prochaines semaines.
Bonne lecture!
Vivre sa nordicité
Comment penser le monde froid, le « Nord », l’Arctique, voire l’hiver et l’ensemble des phénomènes et signes qui les composent ? Bien que l’hiver, le Nord et le froid ne soient pas nouveaux, ils ont jusqu’à récemment été peu étudiés et pensés en tant que phénomènes. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce déficit de connaissances, remarqué dès les années 1960 par le géographe et linguiste québécois Louis-Edmond Hamelin, qui appelait à un nouveau chantier critique autour des néologismes qu’il a alors proposés, et qui sont devenus des programmes dynamiques de recherche : la « nordicité » (l’état du Nord) et l’« hivernité » (l’état de l’hiver). Les deux notions impliquent une approche pluridisciplinaire, qui appelle l’étude des aspects physiques, sociaux, psychologiques, économiques, urbanistiques, culturels, littéraires, linguistiques et esthétiques. Ils permettent enfin de définir le Nord et l’hiver sans les associer à leurs contraires, mais plutôt en fonction de leurs composantes et de leur fonctionnement propre. Cela permet un renversement fertile, pour arriver à identifier les possibilités du monde froid de manière positive, plutôt que de ne le considérer qu’en termes d’« adaptation » à des modèles imaginés pour des climats plus tempérés.
Ainsi, lorsqu’il invente ce néologisme « nordicité » dans son laboratoire de Québec dans les années 1960, Hamelin souhaitait suppléer au manque de vocabulaire de la langue française (et par extension, anglaise) pour désigner le climat et l’environnement dans lequel il vivait. Il ne se doutait alors pas à quel point cette notion deviendrait populaire et représenterait aujourd’hui, pour les Québécois et les autres peuples nordiques, une part de leur identité. Au cours de sa carrière, Hamelin a créé des centaines d’autres mots pour désigner les réalités physiques, sociales et culturelles du « Nord ». Il considérait que, sans les mots adéquats, on demeurait « analphabète » au sujet des réalités qui nous entourent. Ne pas avoir de mots pour décrire le monde nous restreint à une méconnaissance, mais aussi à un inconfort, voire à un rejet de ce que l’on perçoit.
Aujourd’hui, grâce à ces avancées, nous pouvons amorcer de nouvelles comparaisons entre les cultures et sociétés nordiques (du Québec, du Canada, de la Scandinavie, de la Russie et de la Finlande) qui ne concernent pas seulement leurs aspects climatiques : la notion d’« imaginaire du Nord » ouvre une perspective inédite pour comprendre l’ensemble des signes, phénomènes, comportements, représentations et pratiques liées au fait de vivre dans un espace marqué d’une part par l’alternance saisonnière différenciée de la lumière et de la noirceur, et d’autre part par l’alternance entre un climat tempéré et un climat froid. Comment considérer comme un avantage le froid, la neige, la noirceur, la glace? Comment mieux imaginer et mieux vivre le repli intérieur (psychologique et physique) qu’est la période hivernale ? Comment penser le Nord en soi ? Voilà les questions fascinantes soulevées par la nordicité, et les défis intellectuels qu’ils imposent aux chercheurs pour trouver des manières de mieux vivre, et de vivre plus heureux, dans le monde froid.
Daniel Chartier
Professeur, Université du Québec à Montréal
Directeur, Laboratoire international de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique
www.nord.uqam.ca