C’est avec tristesse que nous avons appris le décès d’Estelle Lebel à la fin du mois de décembre 2022.
Professeure associée à l’Université Laval, spécialisée dans les études féministes, Estelle Lebel a dirigé la revue savante Recherches féministes de 2005 à 2017. Afin de lui rendre hommage, nous republions une entrevue réalisée avec elle en 2017.
Pouvez–vous nous parler du contexte dans lequel Recherches féministes a vu le jour ?
Démarrer un nouveau périodique et asseoir sa crédibilité pour en assurer d’abord la survie financière et surtout la légitimité scientifique n’était pas une mince tâche. D’autant plus qu’à la fin des années 1980 le féminisme était, et est encore, souvent perçu comme un mouvement exclusivement politique qui se situerait en marge de la démarche scientifique. Rien n’est plus faux car, si les avancées de la recherche font bien sûr cheminer la « cause », ce sont principalement la science et une meilleure connaissance de nos sociétés qu’elles font progresser.
En 1988, année de création de Recherches féministes (RF), en Amérique du Nord et dans le monde anglo-saxon en particulier, la recherche féministe était déjà riche de milliers de travaux dans de multiples disciplines et le concept de « rapport entre les sexes » était au cœur des questions soulevées. La revue est donc née dans un contexte que l’on peut qualifier de favorable à un moment où le féminisme prenait son élan un peu partout dans le monde occidental, ce qu’atteste l’Année internationale de la femme (1975).
C’est un comité du Groupe de recherche multidisciplinaire féministe (le GREMF) qui a fondé la revue, avec l’appui financier de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval sans lequel ce périodique n’aurait pu voir le jour. L’idée de la revue avait toutefois surgi bien avant sa création : il en était question dès les premières rencontres des professeures et des étudiantes de maîtrise et de doctorat qui ont mis sur pied le GREMF en 1982.
Des documents de travail, soit l’équivalent des working papers qui paraissent dans les milieux universitaires anglophones, ont d’abord été publiés sous le titre Les Cahiers de recherche du GREMF. Puis avec enthousiasme et la même collaboration interdisciplinaire, le projet de la revue a été élaboré. La direction en a été confiée à Huguette Dagenais. Le premier comité de rédaction comprenait également des collègues d’autres universités (Université d’Ottawa, Université du Québec à Rimouski, Université du Québec à Montréal et Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia). Avec autant de compétences réunies, les rencontres du comité étaient très animées et toutes mobilisées autour d’un but commun : celui de produire une revue scientifique à caractère interdisciplinaire bien ancrée dans les préoccupations de la communauté de la recherche féministe et du mouvement des femmes.
« Recherches féministes vient combler une lacune importante au Québec et dans le monde francophone. Quelques revues savantes ont bien concédé un ou deux numéros à la question des femmes (numéros qui, soit dit en passant, se vendent toujours très bien), mais un numéro ça et là dans des revues où par ailleurs les féministes (et les femmes en général) sont peu présentes, s’avère nettement insuffisant et surtout aléatoire. »
Ainsi se présentait la revue dans la première page de son premier numéro. Aujourd’hui, qu’en dirait-on ?
En 2017, la revue RF demeure la seule revue féministe de recherche entièrement francophone au Canada et l’une des rares ayant un comité de lecture externe dans toute la francophonie. Elle répond à un besoin évident pour les féministes francophones du Québec et du Canada, qui ne peuvent espérer être beaucoup lues en publiant en français dans des revues bilingues. De plus, le fait que près de 35 % des articles parus depuis 1988 proviennent de l’étranger montre que la revue s’adresse à la communauté féministe internationale de langue française. Les statistiques de consultation de la revue sous sa forme numérique témoignent également de l’importance du lectorat hors Québec.
En joignant un public varié qui s’intéresse de près à la recherche féministe (établissements d’enseignement universitaire ou collégial, groupes de femmes, ministères, syndicats, etc.), la revue contribue à la production et à la transformation du savoir et représente un lieu privilégié d’échanges et de débats pour les féministes francophones du Canada et d’ailleurs.
Fidèle à ses débuts, la déconstruction du savoir sexiste accompagnée de nouvelles constructions de l’objet de la reproduction des rapports entre les femmes et les hommes, et la volonté de les modifier, imprègne toujours l’esprit de toute la revue. Plus récemment, la théorie queer, qui s’attache à la subversion des identités sexuelles, les études postcoloniales de même que les approches intersectionnelles qui prennent en considération l’imbrication du genre dans les divers types de discrimination, principalement – mais non exclusivement – de race et de classe sociale, sont venues enrichir le regard féministe. Elles permettent d’éloigner la revue de tout essentialisme qui ignorerait les rapports de domination posés comme construits et donc dépassables.
Par quels thèmes et grands sujets l’histoire de la revue a-t-elle été traversée ?
À travers le temps, et de façon très générale, les textes de la revue RF ont su décortiquer l’oppression des femmes, mais jamais dans une perspective victimisante; car la revue fait passer la plainte des femmes à une parole raisonnée et documentée. Le concept d’autonomisation (empowerment) est ainsi apparu au cœur de nombreuses recherches. L’égalité civile et politique, les droits reproductifs, l’éducation, le travail et la violence sont les principaux thèmes abordés.
Cependant, les thématiques peuvent aussi être présentées selon une tout autre logique. La revue a ainsi mis l’accent sur les approches féministes dans des univers historiquement dominés par les hommes, soit les numéros portant respectivement sur la religion, l’État, la mondialisation, la technologie, les sciences, la gestion, les représentations, l’art, l’humour et les sports. La revue a également publié des numéros sur le féminisme dans des univers au contraire traditionnellement associés aux rôles féminins, soit les numéros relatifs à l’éducation, concernant la famille et la maternité, ainsi que la santé. Il en résulte que la revue est le lieu d’une diversité thématique et idéologique comme moyen fécond de réfléchir et de se développer.
La collection représente à ce jour un matrimoine qui permet d’éclairer les enjeux actuels, car rien de ce qui concerne la communauté humaine ne lui est étranger, comme en témoigneront aussi les prochains numéros qui se pencheront notamment sur le travail domestique, la pédagogie féministe, la philosophie, le capital érotique, le militantisme et la mobilisation, les médias d’hier et d’aujourd’hui.
La revue se veut-elle militante ? Si oui, quels sont les moyens adoptés pour remplir sa mission politique, de changement social ?
La revue RF a pour objectif de contribuer à l’avancement de la recherche féministe par la diffusion de résultats inédits de recherche. Elle publie aussi des textes de réflexion théorique, méthodologique et épistémologique, des notes de recherche, des comptes rendus d’ouvrages et de pratiques féministes novatrices, des bibliographies et d’autres informations pertinentes relativement à la recherche et au mouvement. Elle s’adresse à toutes les personnes qui s’intéressent au changement et constitue une source d’information essentielle pour l’enseignement, la recherche et l’action féministe.
La production bénévole et la lecture militante de la revue sont des gestes politiques en vue de la poursuite du féminisme, car la liberté et l’égalité restent les promesses les plus inachevées de la modernité, même dans les hauts lieux du savoir.
La revue entretient-elle des liens privilégiés avec les milieux féministes et avec d’autres revues préoccupées par les mêmes questions ?
Dès ses débuts, la revue RF est associée à la Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, Savoirs et Sociétés, auparavant appelée Chaire d’étude sur la condition des femmes. Toutes deux ont été créées en 1988. À partir de 2003, la revue prend part à l’Université féministe d’été de l’Université Laval qui rassemble plus d’une centaine de militantes travailleuses et étudiantes de divers milieux. La revue y fait chaque année le lancement des numéros récents et diffuse ses numéros antérieurs.
Elle participe aussi à divers colloques dans la francophonie et a produit des numéros conjointement avec deux revues françaises : Nouvelles questions féministes (« Ils changent, disent-ils », vol. 11, no 2, 1998) et avec Les Cahiers du genre (« Les antiféminismes », vol. 25, no 1, 2012).
La revue poursuit ainsi son travail politique et nécessaire de rapprochement entre les milieux universitaires et les milieux étudiés, entre les féminismes institutionnels et militants.
Quelles sont les implications concrètes du féminisme pour la revue ?
La revue RF est animée par un comité de rédaction composé de professeures féministes appartenant à des disciplines et à des champs de recherche divers et venant de plusieurs établissements universitaires du Québec et du Canada français. Ce comité pluridisciplinaire et solidaire est responsable de la politique éditoriale.
Du côté des signataires de textes, si la très grande majorité sont des femmes, on n’en trouve pas moins 8 % d’hommes.
En ce qui a trait à la rédaction, Hélène Dumais, linguiste spécialisée en parité linguistique, révise chacun des textes publiés par la revue. Elle veille à la qualité du français et notamment à la désexisation de la langue. Elle prête ainsi une attention particulièrement à la féminisation des titres et à la rédaction épicène, tout en cherchant une souplesse de forme essentielle à la qualité des textes.
La revue cherche à faire entendre les voix des femmes et à appuyer leurs talents. Pour cette raison et autant que possible, la page couverture de chaque numéro présente l’œuvre d’une artiste. La revue a notamment reproduit les œuvres de Geneviève Cadieux (vol. 20, no 2), de Nina Hemmingsson (vol. 25, no 2), des Guerrilla Girls (vol. 27, no 2) et d’Ellen Gabriel (vol. 30, no 1).
Si vous aviez une sélection à faire parmi tous les articles ou les numéros parus, lesquels choisiriez–vous ?
Pour accéder à ce qu’il y a de meilleur et pour découvrir le plaisir de lire la revue RF, la lecture de l’ensemble des textes de présentation, comme le permet facilement la consultation sur Érudit, est sans conteste la voie à suivre. L’essence des numéros s’y trouve concentrée et beaucoup plus. On y voit jusqu’à quel point la revue a été et demeure un lieu ouvert au débat où les multiples féminismes s’y expriment sans exclusion.
Les plus récentes parutions sont toujours nos préférées, qu’elles portent sur des résultats de chercheuses autochtones (vol. 30, no 1) ou de chercheuses africaines (vol. 29, no 2), sur les méthodologies féministes (vol. 29, no 1), l’intersectionnalité (vol. 28, no 2), l’éthique (vol. 28, no 1), le féminisme en art (vol. 27, no 2), les femmes extrêmes (vol. 27, no 1) ou les femmes et le vieillissement (vol. 26, no 2).