Cette année, la revue Circuit célèbre sa trentième année de publication. Fondée en 1989 par Lorraine Vaillancourt et Jean-Jacques Nattiez, la revue publie des articles en français et en anglais axés sur la musique contemporaine du Québec, de l’Amérique du Nord et d’ailleurs. Son nom est un hommage à Serge Garant (1929-1986), figure éminente du paysage musical au Québec et compositeur de trois pièces portant ce titre.
De la musique avant toute chose
En plus de s’intéresser aux enjeux de la création musicale et artistique contemporaine, la revue conduit plusieurs pistes de réflexion esthétique pour permettre de repenser cette discipline qui évolue continuellement à travers le temps. Elle favorise ainsi la confrontation des informations, des prises de position et des points de vue, en mettant en valeur la perspective des francophones d’Amérique du Nord, sur toutes les formes de musique d’aujourd’hui, au Québec et ailleurs. On y retrouve des débats esthétiques, des témoignages de compositeurs et d’interprètes, la publication de documents inédits, des recherches musicologiques et plus encore. Publiée sans interruption depuis 1990, la revue se démarque par son contenu d’une valeur culturelle très riche, mais aussi par la profondeur des réflexions qu’elle apporte à son champ disciplinaire. L’ensemble des numéros est disponible sur la plateforme erudit.org.
Quelques articles marquants
Afin de souligner son anniversaire ainsi que l’importance des revues comme Circuit dans le paysage culturel du Québec et du Canada, nous avons proposé aux membres du comité de rédaction en place de nous préparer une sélection des articles auxquels ils et elles sont les plus attachés. Chacun et chacune des neuf membres du comité de rédaction a ainsi choisi un texte marquant pour lui ou elle.
Prendre la parole comme compositeur, se positionner par rapport à l’histoire du monde et des idées, tenter une capture de sa propre réalité, saisir l’occasion pour partager ses réflexions sur le métier, la vocation, la technique, ouvrir un dialogue avec sa génération, mais aussi, grâce à l’écrit, avec celles qui suivront… Questionnant les apparences, les a priori et dogmes esthétiques, retraçant les multiples sillons qui se rencontrent au croisement d’une démarche éminemment personnelle, ce texte de Denys Bouliane démontre une grande liberté de pensée ainsi qu’une réponse artistique vibrante aux enjeux musicaux de son époque. Il illustre bien un volet du rôle de Circuit, qui est de suivre de près et avec profondeur l’évolution du monde musical, notamment à travers la plume de ses créateurs.
Jimmie LeBlanc, compositeur et guitariste canadien.
Faire découvrir des musiques que l’on ne connaît pas, ou trop peu. Donner la chance à notre esprit de s’imprégner de leurs essences, en découvrant d’où elles viennent et ce qui se trame dans la tête des créateurs de ces architectures sonores, différentes de celles que l’on côtoie habituellement. Cet article illustre bien une des grandes richesses de la revue Circuit : sa capacité d’éveiller notre curiosité musicale et de nous faire découvrir de nouvelles musiques rarement documentées dans les milieux académiques. C’est ce qu’accomplit la plume vive de Ned Bouhalassa, avec son langage limpide et évocateur. Ça nous donne envie d’écouter ou de réécouter les œuvres de ces tendances musicales, en ayant en tête des pistes tangibles pour pouvoir les comprendre et réellement les « entendre » (mot que je souligne en pensant à Pierre Schaeffer qui, dans son Traité des objets musicaux, distingue si bien les diverses écoutes « signifiantes » : écouter, ouïr, entendre, comprendre).
Cléo Palacio-Quintin, flûtiste-improvisatrice-compositrice d’origine belge.
En 2007, je venais de commencer mes études de maîtrise à l’Université de Montréal, après avoir quitté la Colombie l’année précédente, où j’avais laissé derrière mon activité professionnelle avec l’Ensemble CG – entièrement dédié au répertoire latino-américain. Mon intérêt était plus avide que jamais, me trouvant pour la première fois tout seul à la recherche de ce répertoire. Ma surprise et mon bonheur furent énormes d’être reçu à l’Université de Montréal avec un numéro complètement dédié aux musiques d’Amérique latine, accompagné d’un colloque où Esteban Buch fut présent, et grâce auquel j’ai l’opportunité de discuter avec lui. Je n’ai pas d’exemplaire de ce numéro, bien que je l’aie déjà acheté trois fois, car je finis toujours par le donner en cadeau à quelqu’un lors d’un voyage en Amérique du Sud !
Daniel Áñez, pianiste d’origine colombienne.
J’ai relu dernièrement ce texte dans le contexte d’un travail personnel que je mène sur Scelsi et Xenakis et, bien que se concentrant sur l’école spectrale (et plus particulièrement sur Grisey), Rigaudière y développe des cheminements de pensée qui m’ont particulièrement éclairée, notamment sur la « spiritualité de l’immanence ».
Sharon Kanach, musicienne d’origine américaine et co-vice-présidente du Centre Iannis Xenakis.
Une table, quatre microphones de contact collés sous un carton noir, une console et divers petits bidules apportés par le public, lui-même assis autour de l’artiste, Magali Babin. Nous sommes en novembre 2009, au Studio d’essai de la Coop Méduse. Le public attend, tendu et silencieux, que débute l’improvisation. Puis, sous le toucher de Babin — légers frottements entre peau et objet—, trousseaux de clefs et tuyaux en plastique se « transmut[ent] de la matière tangible en son » pour emplir l’espace « jusqu’à notre épiderme, atomisant doucement le monde solide. » Ce vif souvenir que garde Abenavoli est à l’origine de l’article dont il est question ici, et que j’affectionne tout particulièrement. L’auteure y dresse un portrait fascinant de l’artiste, figure majeure de la scène alternative montréalaise, et elle illustre, par le fait même, l’une des beautés de Circuit : exposer les vases communiquants entre pratiques locales et internationales, et positionner celles-ci au sein d’une « sonosphère » artistique actuelle.
Emanuelle Majeau-Bettez, pianiste canadienne et doctorante en musicologie et études féministes.
En ces temps de pandémie, mon choix ne pouvait que se tourner sur l’article de Jean-Luc Plouvier consacré à Fausto Romitelli qui aimait se décrire lui-même en « virus de la musique savante ». Le pianiste et responsable artistique de l’ensemble Ictus revient ici sur ses années de collaboration avec le compositeur italien, rappelant comment celui-ci a su créer un « son » si particulier en infusant notamment l’univers du rock dans la musique savante. À l’image de la musique de Romitelli, ce texte joue sur l’hybridation, se situant à la lisière entre l’article académique riche en références, le témoignage personnel et le récit journalistique. Ce vibrant hommage à un compositeur trop tôt disparu est une magnifique invitation à (re)découvrir l’univers musical de Fausto Romitelli.
François-Xavier Féron, titulaire d’un master en acoustique musicale et d’un doctorat en musicologie.
Comme le numéro dont il est tiré, cet article aborde un sujet qui m’intéresse tout particulièrement : les relations entre musique et politique. Les deux auteurs explorent l’évocation musicale du bombardement de la ville de Guernica pendant la Guerre civile espagnole à travers les œuvres de trois compositeurs basques : Pablo Sorozábal, Francisco Escudero et Ramon Lazkano. En plus de nous faire découvrir un répertoire peu connu dans le monde francophone, cette étude montre qu’un même épisode sanglant peut inspirer des œuvres musicales dont les implications politiques sont très différentes. C’est une belle fenêtre ouverte sur la complexité des fonctions politiques que peut remplir la musique !
Marie-Hélène Benoit-Otis, musicologue et traductrice spécialisée.
Pour moi, le cahier d’analyse d’Anthony Tan sur la pièce not thinking about the elephants d’Annesley Black illustre ce que Circuit fait si bien : présenter un point de vue sophistiqué sur des compositions récentes importantes qui ne sont pas encore couvertes dans la littérature musicologique. L’analyse de Tan est parue un an seulement après la création de not thinking about the elephants par le quatuor de saxophones montréalais Quasar, en 2018. L’article combine un entretien avec la compositrice, une lecture attentive de la partition et une réflexion philosophique sur la manière dont les idées de Black croisent celles d’autres compositeurs, comme Matthias Spählinger et Helmut Lachenmann. La pièce est un riche site d’excavation, avec son travail subtil sur les sons différentiels et un contrepoint spatial complexe dans lequel les sons sont transmis de l’instrument d’un interprète à celui d’un autre par des haut-parleurs intégrés aux pavillons des saxophones. La longue série des cahiers d’analyse de Circuit a été précieuse pour mon travail de musicologue et de professeur, avec ses analyses inestimables d’œuvres québécoises et canadiennes importantes.
Robert Hasegawa, théoricien de la musique et compositeur.
Bernstein T. et Hannigan, B. (2020). Entretien à paraître. Circuit, 30 (3).
En tant que rédacteur en chef de la revue, je suis très attaché à la collection complète de Circuit, que je consulte presque quotidiennement. J’ai souvent une affection singulière pour nos collaborations avec des personnes venues d’autres disciplines que la musique, par exemple des écrivains ou des artistes visuels illustrant nos numéros. Mais c’est généralement dans les textes qui ne sont pas encore publiés que je suis le plus intensément investi. Ainsi, en ce moment, je suis très absorbé par un entretien de la soprano, cheffe d’orchestre et mentore Barbara Hannigan avec Tamara Bernstein, qui devrait paraître en décembre 2020. L’intelligence multiple et créative de Hannigan s’y exprime avec une frappante simplicité et vitalité. Sa redéfinition de la notion de leadership, très profonde, s’incarne activement et intrinsèquement dans sa pratique musicale, avec une pertinence telle qu’elle participe ipso facto à des changements fondamentaux qui ne concernent pas que cet art.
Maxime McKinley, compositeur canadien et rédacteur en chef de Circuit.