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Les premiers pas d’Érudit

À l’occasion de la célébration des 25 ans d’Érudit, découvrez l’envers du décor de sa création avec une entrevue de deux personnes clés dans sa fondation, Guylaine Beaudry et Gérard Boismenu, aujourd’hui respectivement doyenne Trenholme des bibliothèques de l’Université McGill et professeur émérite au département de science politique de l’Université de Montréal.

 1. En quelques lignes, pouvez – vous revenir sur la genèse d’Érudit et sur vos motivations pour créer un tel projet en 1998?

Le parcours qui a mené à la création d’Érudit en 1998 a été finalement assez rapide, malgré des hésitations et certaines déconvenues. Lorsque je suis nommé directeur des Presses de l’Université de Montréal (PUM) en 1994, on m’invite à considérer l’usage du numérique dans la publication universitaire. Les PUM éditent six revues savantes, en sont responsables financièrement et envisagent d’accueillir une revue en version électronique seulement. En 1996, Guylaine Beaudry, pour sa part, fait sa maîtrise en sciences de l’information à l’Université de Montréal et son projet de recherche porte sur l’édition de revues savantes avec l’utilisation du langage structuré SGML.

Le budget fédéral de 1995 annonce la réduction des crédits pour les programmes des conseils de recherche. Deux ans plus tard, de hauts fonctionnaires du ministère Industrie Canada (les conseils dépendant de ce ministère) veulent intéresser un éditeur universitaire canadien à s’engager dans la publication électronique des revues savantes, car ils y voient (à tort, faut-il le dire) une source d’économie pour les programmes de subvention. L’Université de Montréal démontre un intérêt pour explorer cette hypothèse par le biais de ses presses. Le Bureau de la recherche de l’Université demande aux PUM de se pencher sur la question et d’élaborer une proposition structurée.

Force est de constater que les conditions ne sont pas encore réunies et qu’il faut mobiliser les expertises, les expériences et les compétences au sein des PUM. Dans ce contexte, Guylaine Beaudry est invitée à concevoir le projet d’un espace d’édition et de diffusion des revues savantes pour le Canada. Il fallait également développer un réseau misant sur les complémentarités entre institutions universitaires et gouvernementales afin d’obtenir un soutien institutionnel et financier. Les premières études de faisabilité sont suivies de la production de numéros de revues avec l’aide d’un financement fédéral, mais des oppositions au sein de la communauté universitaire canadienne empêchent d’aller plus loin. Concurremment, la volonté québécoise de soutenir une initiative visant la communauté des revues du Québec s’exprime clairement. Le Fonds FCAR (ancêtre des Fonds de recherche du Québec) devient le principal acteur public qui va permettre de franchir les étapes menant à la mise en place d’Érudit.

Les seules motivations ou volontés individuelles n’auraient pu suffire, car rien n’allait de soi. Ce qui va de soi vingt-cinq ans plus tard pouvait, au départ, apparaître à plusieurs velléitaire et incertain. Un tempérament de bâtisseur s’imposait et les PUM en étaient porteuses. En deux ans, un travail colossal a été accompli et les PUM ont fourni le lieu pour former une petite équipe enthousiaste (diplômée de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information pour la plupart), dédiée et convaincue de jouer un rôle de pionnier. À ce moment, certaines initiatives phares aux États-Unis servent d’émulation.

2. Quels étaient les objectifs d’Érudit lors de sa création?

Nous pouvons présenter six objectifs principaux pour Érudit

  1. Mettre en place une initiative structurante en édition et diffusion de revues savantes qui pratique les normes les plus exigeantes en édition numérique, tout en intégrant dans les processus des conventions inspirées de l’édition imprimée.
  2. Assurer la pérennité des documents édités en retenant une norme en langage structuré (SGML, puis XML) qui permettait de distinguer l’encodage des textes et les formats de mise en ligne. La pérennité des collections était un principe cardinal.
  3. Agir comme entité sans but lucratif en collaboration avec les revues savantes comprises comme institutions dans la communauté scientifique dont il faut assurer la stabilité et l’expansion.
  4. Développer un modèle économique assurant la solvabilité à la fois de la plateforme Érudit et des revues savantes elles-mêmes, tout en favorisant le libre accès.
  5. Bâtir au Québec un espace de stature internationale pour la publication numérique des revues qui promeut une stratégie conséquente de diffusion et le réseautage international de plateformes comparables.
  6. Participer, mais surtout exercer une influence décisive à la « révolution » qui s’annonce : il était évident que la publication numérique changerait l’écosystème non seulement de l’édition, mais également de la diffusion et de la circulation de la connaissance scientifique. Nous voulions en être.

3. Quelles ont été les premières réactions de la communauté universitaire à l’égard d’Érudit, et comment leur perception a-t-elle évolué au fil du temps?

Curieusement, nos interlocuteurs – bailleurs de fonds, gouvernementaux pour l’essentiel, considéraient que le milieu des revues serait sinon hostile, du moins réfractaire ou réticent. Cela n’a pas été le cas, au contraire.

Il faut reconnaître que les directions de revue ont conscience d’être à la tête d’institutions scientifiques qui ont une histoire et un devenir dans leur communauté savante. Elles sont prudentes, elles ne veulent pas compromettre l’institution qu’elles dirigent tant pour leur qualité, leur légitimité, leur notoriété et leur solidité organisationnelle. C’est la base de la discussion et c’est à cette aune que la valeur d’un projet est appréciée. Nous étions associés aux PUM qui éditaient déjà six revues savantes. Nous partagions cette préoccupation et les communications que nous avons entretenues se situaient sur ce terrain.

Une anecdote à ce sujet. Le fonds FCAR entend aller de l’avant avec un projet-pilote, qui consiste à publier, concurremment à l’imprimé, la version numérique des numéros réguliers de cinq revues durant une année (1998). Le projet-pilote portait sur l’ensemble de l’œuvre : processus d’édition, dimension technique et organisationnelle, relation avec les revues, etc. Un appel à propositions est lancé aux revues pour y participer, les échéances sont très courtes. Plutôt que de faire défaut, le nombre de revues candidates a dépassé de beaucoup les cinq ou huit revues attendues, si bien que le Fonds a dû mettre sur pied un comité de sélection pour départager et choisir parmi les revues volontaires, en créant du fait même des déceptions.

Comme le projet-pilote confirme sa solidité, le Fonds FCAR lance un appel à propositions pour développer une étude de faisabilité sur la mise en place d’une plateforme d’édition et de diffusion des revues. La proposition d’Érudit, avec ses partenaires interuniversitaires, est choisie pour faire cette étude (en 2000), ce qui permet d’approfondir tous les aspects de l’infrastructure à mettre en place. Dans la foulée, des séances de travail sont organisées à Montréal et à Québec pour discuter des tenants et aboutissants du projet avec les directions de revue. C’est une occasion pour partager les visions, les préoccupations et les aspirations. Cela se fait sur le mode de la conversation directe et de la délibération, ce qui s’est avéré très précieux pour l’élaboration des principales propositions. L’étude de faisabilité a fait l’objet d’un colloque, encore là avec la communauté des revues.

Par la suite, en atteignant un rythme de croisière, le Conseil d’administration d’Érudit, formellement constitué en 2004, a tenu à conserver ce dialogue formel avec les directions de revues et à entretenir des liens réguliers avec les diverses directions en tenant des assemblées qui les réunissaient. Cette relation s’inscrit dans le processus de prise de décision aux diverses étapes du développement de la plateforme.

4. En 2004, vous réussissez à faire d’Érudit un projet interuniversitaire en établissant un Consortium qui rassemble l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Comment avez – vous réussi ce tour de force?

Il n’y a pas de génération spontanée. Très tôt, on a compris qu’une démarche, visant à mettre en place une infrastructure nationale avec un financement public et s’adressant prioritairement à la communauté de revues en sciences humaines et sociales du Québec, devait faire converger les compétences, les engagements et les volontés institutionnelles en mesure de porter un tel projet. Si, au départ, les PUM ont été le point d’ancrage de cette initiative, le cercle des partenaires s’est très tôt élargi.

Outre les PUM, puis la Direction des technologies de l’Université de Montréal, la Bibliothèque et les Presses de l’Université Laval et le Service des publications de l’Université du Québec à Montréal ont composé un noyau de partenaires, déjà constitué pour l’étude de faisabilité en 2000 et finalement pour la Soumission auprès de la Conférence des Recteurs et des Principaux des Universités du Québec (CREPUQ) pour la mise en place d’une plateforme de revues savantes au Québec. Cette soumission, déposée en 2001, est portée par le Groupe interuniversitaire pour l’édition numérique.

Il a fallu formaliser et donner un mode organisationnel à cette collaboration qui portait le projet Érudit, c’est ce qui est institué en septembre 2004. Au-delà des initiatives et compétences individuelles, les institutions s’engageaient en personnel et en moyens, ce qui a été indispensable pour bien asseoir l’entreprise qui a su bénéficier d’un financement institutionnel conséquent. En effet, même si la soumission a été retenue par le CREPUQ, le financement prévu n’a toujours été que partiel et a dû être complété par les institutions universitaires. Mais c’est une autre histoire.

La mobilisation de partenaires avec des compétences, des intérêts et des perspectives qui ne concordent pas toujours n’est pas chose facile, mais nous avons réussi. En gestion de projet, on apprend qu’un projet dans un domaine novateur, avec des compétences concurrentes, des intérêts distincts et dans un contexte interinstitutionnel, possède un haut degré de risque. On a été d’autant plus fier de surmonter les écueils.

Cela repose surtout sur la conviction partagée que nous mettions en place les bases d’une institution qui devait jouer un rôle capital dans la durée pour la communication scientifique. Tout un chacun était dédié à cette mission et s’y engageait personnellement sans compter. Ajoutons que le respect et l’amitié des partenaires jouaient pour beaucoup, ce qui était à la base de la camaraderie dans les relations de travail et dans les décisions concertées. C’est souvent ce qui caractérise le temps des « pionniers », diraient certains (je peux donner quelques noms : Claude Bonnelly, Guy Teasdeal, Chantal Bouthat, Benoît Bernier, auxquels il faudrait ajouter les collaborateurs dans chacune des équipes).

5. Au cours de ces 25 années d’existence, quels ont été les accomplissements d’Érudit dont vous êtes le plus fiers en tant que fondateur et fondatrice d’Érudit?

Il est difficile de faire un tri. Nous allons nous limiter à cinq réussites et nous contenterons de faire des observations sur les 10 ou 15 premières années. Globalement, le fait d’avoir relevé l’épreuve de la durée, qui a confirmé la solidité des assises du projet et présidé à son expansion et à son rayonnement, est la réussite la plus notable. Mais c’est le résultat d’avancées constantes sur plusieurs fronts.

L’étendue et la richesse de la collection accessible sur erudit.org. Très tôt, il a fallu penser au déploiement de la collection avec une offre de service pour l’édition et la diffusion. La progression a été régulière, si bien qu’en 10 ans la collection est passée de cinq à près de quatre-vingt-dix revues. De plus, il a été possible dès 1999 de proposer aux revues la numérisation rétrospective. Cela donnait au bouquet de revues une richesse permettant à Érudit de jouer son rôle d’infrastructure de recherche. Quelques années plus tard, le corpus, d’abord en sciences humaines et sociales, s’est élargi aux revues culturelles. La croissance a été vertigineuse avec plus de 300 revues aujourd’hui. Cette plateforme est devenue incontournable.

Une plateforme de calibre international. De 1998 en 2008, l’équipe d’Érudit a proposé trois générations de plateforme. Chacune constitue une étape. La deuxième génération de la plateforme marquait l’incarnation du concept porté depuis les débuts. La revue, et son unité éditoriale qui est l’article, voisinait dorénavant les autres genres éditoriaux de la recherche scientifique, soit le livre, la prépublication et la thèse, regroupés dans des zones distinctes. Il devenait possible de chercher en toute transparence dans un corpus étendu et de genres différents. Les outils de recherche proposés avaient gagné en sophistication. En 2002, on pouvait déjà compter sur 6 000 documents. La troisième génération de la plateforme marque une avancée majeure : Érudit offre une bibliothèque numérique innovatrice non seulement par la diversité des ressources documentaires, mais également par ses outils et fonctionnalités. Cette troisième génération soulignait le dixième anniversaire d’Érudit et venait témoigner de l’excellence de l’équipe qui avait été regroupée. Ce ne devait pas être la fin de l’évolution de cette plateforme, tant s’en faut.

Un foyer d’innovation distinct qui fait autorité. Après seulement deux ans d’existence, Érudit a réuni une petite équipe, puis une équipe plus conséquente qui repose sur l’interdisciplinarité. Si au départ la formation était semblable (science de l’information), tout en réunissant des habiletés individuelles complémentaires, ce noyau s’est développé en ajoutant des spécialisations différentes, en édition, en informatique, en communication, en administration, en gestion des abonnements, etc. La force d’impact de ce groupe a été impressionnante dans la transformation et l’automatisation de l’ensemble des processus, en choisissant et en amalgamant les outils et façons de faire sur la base de XML comme format de production et de diffusion.  De l’édition numérique à la diffusion, jusqu’aux fonctionnalités de la plateforme, tout a été remis à neuf : c’est ce que révèle la troisième génération. La création de standards dans l’utilisation de la norme XML en édition de revues, tel que le « schéma Érudit Article », a également connu une large diffusion.

Un modèle économique soutenable pour les revues. D’emblée, Érudit prône l’accès libre aux contenus scientifiques, dont aux revues. Les premières études de faisabilité ont estimé le coût qui en aurait découlé. À ce moment, les décideurs publics, les milieux documentaires, les universités ne sont pas en mesure d’entreprendre une action pour les revues publiées au Québec ou au Canada. Les revues ne voulaient pas mettre en péril leur existence par faute de revenu. C’est dans ces conditions qu’a été mis en place, par les propres soins d’Érudit, un service de gestion des abonnements. Le modèle économique reposait sur des prix d’abonnement minimaux et une barrière mobile de deux ans. Tout ce qui était publié au-delà de deux ans devenait en accès libre. Cela a permis à Érudit de qualifier son bouquet de revues, entre autres, au consortium canadien des bibliothèques universitaires pour un abonnement groupé, ce qui a permis aux revues de se maintenir dans leur situation financière déjà fragile et de ne pas être compromises en se joignant à Érudit. Depuis, les choses ont heureusement bien évolué et, selon diverses modalités, les bibliothèques sont devenues des partenaires actifs. Mais l’étape d’un service d’abonnement a été une voie de passage nécessaire.

Un leadership dans l’édition numérique. Constatant les réalisations d’Érudit, la direction du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et les fonctionnaires d’Industrie Canada ont proposé à Érudit de prendre une initiative canadienne. Au début des années 2000, des démarches de concertation et des collaborations ont permis d’établir un réseau d’institutions universitaires dans toutes les régions du Canada qui, sous la direction de l’Université de Montréal (et le leadership d’Érudit), présente un projet à la Fondation canadienne pour l’innovation en 2005 puis en 2006. La direction générale de Synergies (nom du projet canadien) est assurée par la direction d’Érudit. Depuis, Érudit est un joueur de premier plan dans l’ensemble du Canada. Dans la foulée, Érudit établit des collaborations avec des plateformes, comme Cairn et Persée, avec le CNRS, et également le projet PEPS en Belgique qui n’a pu aboutir faute de financement public. Ce genre d’activités se poursuit aujourd’hui dans un contexte toujours changeant.

Photo de Guylaine Beaudry

Guylaine Beaudry

Doyenne Trenholme des bibliothèques de l’Université McGill

Photo de Gérard Boismenu

Gérard Boismenu

Professeur émérite au département de science politique de l’Université de Montréal.