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La revue comme lieu de conversation : entrevue avec l’équipe de Sens public

Pour cette première entrevue, Érudit s’est entretenu avec Sens public, qui se présente comme une revue internationale et un espace commun d’action et d’écriture. Apparue en 2003, Sens public met de l’avant la culture numérique tant par ses publications que par ses engagements. La revue est actuellement dirigée par Marcello Vitali-Rosati, professeur au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal.

1. Pouvez – vous nous expliquer dans quel contexte la revue Sens public est apparue?

Lorsque Gérard Wormser a fondé Sens public en 2003, les revues universitaires comme Revue des sciences morales et politiques et Annales ESC n’abordaient qu’avec quelques réticences certaines des questions relevant d’approches manifestement interdisciplinaires. La nouvelle génération de chercheurs et chercheuses se dotait de compétences en écriture, en documentation et en mutualisation de la recherche adossées aux nouvelles technologies. Il fallait alors montrer la pertinence d’une démarche éditoriale s’écartant de l’édition savante traditionnelle pour crédibiliser un support numérique encore décrié par les institutions universitaires.

Créer une revue numérique en 2003, c’était devenir un acteur des mutations contemporaines. C’est pourquoi la revue s’est créée directement en version numérique, l’une des premières dans son domaine, en privilégiant une diversité des approches dans son comité de rédaction et une grande interdisciplinarité. Dix-neuf ans plus tard, nous constatons que notre choix a été le bon : la publication numérique est désormais très répandue et l’approche interdisciplinaire est intégrée dans nombreuses activités de recherche.

La réflexion sur les nouvelles formes de production et de diffusion du savoir est devenue un des axes de nos publications. En effet, aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement de faire du numérique, mais aussi d’essayer de produire une réflexion scientifique sur ses enjeux.

2. Les thématiques présentes dans la revue sont diverses et variées, allant de l’art à la littérature ou encore à la politique. Pourquoi avoir fait ce choix?

La revue a été fondée à partir du constat, d’une part, que le renouvellement des travaux de recherche concernant les humanités passait par la prise en compte de phénomènes radicalement neufs qui en affectaient les contours et les méthodes et, d’autre part, que seules des publications numériques pouvaient diffuser vers de nouveaux lecteurs et lectrices. Il fallait accepter que certaines tensions notionnelles puissantes irriguent les recherches intellectuelles et leurs modes de diffusion, de là le choix d’une approche interdisciplinaire.

Les revues ont toujours été un lieu central d’apparition de pensées nouvelles: c’était vrai avant que n’apparaissent les laboratoires universitaires dans le dernier siècle, et cela reste le cas pour créer de nouveaux objets scientifiques, comme à présent celui des études de la culture numérique.

Visual of the home page of the Sens public website
Visuel de la page d'accueil du site web de Sens public / Visual of the home page of the Sens public website

3. La philosophie éditoriale de la revue présente un «espace de rencontre, de conversation, de dialogue et de production de la connaissance» mettant de l’avant la culture numérique. Cette volonté de voir la revue contribuer à la vie intellectuelle va-t-elle donc au-delà d’une simple diffusion de la connaissance scientifique?

Oui, car la diffusion des idées n’est qu’une étape dans leur cheminement. La conversation les forge avant la publication d’un article, et l’on espère qu’après sa parution elles suscitent des réactions, des réappropriations, de nouvelles perspectives.

La revue travaille déjà à encourager le dialogue et l’échange lors de l’évaluation des articles, qui s’effectue à l’aide de groupes sur la plateforme hypothes.is. Les auteur·e·s, les évaluateurs et les évaluatrices peuvent se répondre en ajoutant des annotations et des commentaires à même le texte. Nous trouvons que ces échanges continus sont plus fructueux qu’un rapport d’évaluation, et chaque partie peut préciser et approfondir sa réflexion autour de l’article avant que les idées soient diffusées, ce qui les enrichit considérablement.

La conversation suivant la diffusion des idées est le pivot autour duquel s’organise l’élaboration des prochaines fonctionnalités qui seront développées sur le site de la revue. Nous prévoyons des expérimentations qui mettront en pratique notre réflexion sur la production du savoir. Elle s’assoit notamment sur la thèse de Nicolas Sauret, l’un des membres et collaborateurs de la revue. Intitulée De la revue au collectif: la conversation comme dispositif d’éditorialisation des communautés savantes en lettres et sciences humaines et défendue en 2020, elle est disponible en libre accès en ligne.

4. Un des principes qui guident votre revue est l’utilisation de formats et de logiciels libres. En quoi cela est-il important dans l’édition savante?

C’est d’une importance primordiale pour l’accessibilité du savoir, et ce, sur deux plans : la production des articles et de leurs données, et leur pérennisation. Nous utilisons des outils que nous élaborons nous-mêmes et que nous rendons entièrement libres, ou qui sont gérés par des communautés (pensons à Zotero, par exemple). Les choix techniques de Sens public sont motivés par un engagement politique.

Nous ne cherchons pas à adapter nos pratiques et celles de nos auteur·e·s à des outils dont l’usage n’est pas pensé pour la recherche universitaire en sciences humaines. Au contraire, nous nous demandons de quoi nous avons besoin, puis l’on développe nos outils à partir des usages spécifiques de la communauté universitaire. Nous travaillons de près avec des développeur·euse·s et des concepteur·ice·s, et cela implique beaucoup de travail de consultation et de formation auprès des auteur·e·s et des utilisateur·ice·s.

De plus, l’utilisation de formats et de logiciels libres garantit une certaine interopérabilité des données. Nos mots-clefs reprennent les identifiants uniques de la Bibliothèque nationale de France (BnF) et les notices biobibliographiques de nos auteurs sont renseignées grâce aux identifiants ORCID, entre autres.

Par ailleurs, les formats libres seront toujours accessibles. S’ils ne sont plus pris en charge par les individus ou groupes qui les ont développés, leur code source est libre, donc il sera toujours possible de reconstituer une méthode pour accéder aux contenus des fichiers. À l’inverse, les formats propriétaires sont protégés par la propriété intellectuelle d’une entreprise privée. Elle peut décider à tout moment qu’elle ne maintient plus un format ou un logiciel, laissant en plan ses utilisateurs et utilisatrices incapables d’ouvrir leurs fichiers, par exemple. Le savoir contenu dans de tels fichiers deviendrait donc potentiellement inaccessible au fil du temps et des aléas des entreprises.

Notre pensée est intimement liée aux outils qui nous permettent de l’exprimer. Doit-on les laisser entre les mains d’entreprises privées, dont la mission n’est ni de pérenniser les données ni de fournir les outils les plus adaptés aux chercheurs et chercheuses?

5. Auriez – vous des suggestions d’articles à consulter qui traduisent la diversité des thématiques présentes dans Sens public?

Cet article d’une précédente coordinatrice de la revue et collaboratrice de longue date témoigne de l’intersection entre les disciplines et de la participation à une réflexion sur le numérique chères à Sens public. Il offre une lecture passionnante qui mobilise à la fois des notions d’études classiques, d’histoire de l’art, de littérature, de philosophie et d’humanités numériques.

Cet article de la plume du fondateur de Sens public témoigne de l’importance accordée à la pensée sur le numérique dans la revue. Les risques que font courir aux sociétés démocratiques la situation de monopole créée par Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, connus collectivement sous l’acronyme GAFAM, de même que leur concurrence pour notre attention sont étudiés dans ce texte au travers différentes critiques de Facebook et de Mark Zuckerberg.

La revue publie en continu, mais une partie importante de nos articles paraissent en dossier. Ce texte, issu d’un dossier regroupant les recherches ayant été présentées au cours du colloque «L’invention littéraire des médias», croise l’art contemporain et une analyse du roman L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam (1886). Il les étudie à travers les représentations de l’art olfactif dans les deux «fins-de-siècle» qui les voient advenir.

Dossier «L’ontologie du numérique», Servanne Monjour, Matteo Treleani, Marcello Vitali-Rosati, 2017

Ce dossier interdisciplinaire, «champ d’exploration des problématiques ontologiques du numérique», est un bon exemple de l’ampleur des réflexions accueillies dans la revue. Regroupant des articles de plusieurs penseurs et penseuses contemporain·e·s des humanités numériques, il explore à la fois les questions théoriques permettant d’ébaucher une ontologie du numérique, mais aussi comment ces questions s’incarnent dans des objets artistiques, littéraires et filmiques.

«Présences de Josée Yvon dans la littérature québécoise contemporaine», Kevin Lambert et Martine-Emmanuelle Lapointe, 2020

Si Sens public est une revue internationale et compte nombre de collaborateurs et collaboratrices en France et au Brésil, elle est aussi bien établie dans son département d’attache à l’Université de Montréal, le département des littératures de langue française. Fruit du travail conjoint d’un doctorant et d’une professeure du département, cet article s’intéressant de près à l’auteure Josée Yvon montre que la revue participe aussi à la recherche contemporaine en littérature québécoise.

Sens public

La revue est également diffusée et préservée sur erudit.org. L’ensemble de ses numéros est disponible en libre accès.