Pour cette cinquième entrevue de la série « 5 questions avec… », Érudit s’est entretenu avec Jean-Sébastien Fallu, rédacteur en chef et directeur de la revue Drogues, santé et société, à l’occasion du 20e anniversaire de la revue.
Revue scientifique multidisciplinaire, Drogues, santé et société est « dédiée à la publication de résultats inédits de recherche et d’articles de fond, de même qu’au transfert de connaissances, à propos de l’usage et de l’abus des drogues (alcool, tabac, médicaments, drogues illicites) et des phénomènes qui lui sont associés. » Les numéros courants et les archives de cette revue sont offerts en libre accès sur la plateforme erudit.org.
1. Drogues, santé et société célèbre ses vingt ans cette année, pouvez- vous nous expliquer dans quel contexte la revue est apparue et comment elle a évolué?
Le contexte de départ est le suivant. Psychotropes : Une revue internationale des toxicomanies avait été fondée en 1995 et était dirigée par un comité mixte franco-québécois. Des divergences de vues sont apparues au cours des années entre les comités de rédaction des deux pays, notamment en ce qui concerne le choix et le processus d’évaluation des articles, ce qui a amené le comité québécois à prendre la décision en 2001 de rompre avec Psychotropes et de créer une revue éditée au Québec. Un projet a alors été mis de l’avant et incarné par un Comité de rédaction entièrement québécois et soutenu par un Comité scientifique international. De plus, la création récente d’Érudit permettait d’emblée de mettre en ligne la nouvelle revue et d’en assurer une large diffusion. C’est ainsi que naîtra Drogues, santé et société (DSS), une revue francophone à vocation internationale et résolument multidisciplinaire, à la fois imprimée et accessible en ligne, dotée d’un processus d’évaluation rigoureux, traitant du phénomène des drogues dans son ensemble, incluant le jeu, l’utilisation des écrans et autres phénomènes associés.
Le premier numéro était sous le thème « Famille et toxicomanies », sous la direction de Louise Guyon et Marie-Andrée Bertrand. Le lancement de la revue a eu lieu au Forum mondial drogues et dépendances en 2002 et la revue est accessible gratuitement en ligne depuis ses débuts. C’est surtout grâce à un financement du ministère de la Santé et des Services sociaux, en plus des frais d’abonnement et du soutien financier de l’Université de Sherbrooke, de la Fédération des centres de réadaptation en dépendance du Québec, du Fonds de recherche du Québec – Société et culture et du Centre Dollard-Cormier que la revue a pu voir le jour. En outre, DSS a toujours eu comme objectif de vulgariser la science auprès des intervenant·es et des étudiant·es.
À l’occasion de son 20e anniversaire, DSS en a profité pour refaire complètement son image et son site web. De nouvelles sections ont aussi été ajoutées à ses publications, notamment des éditoriaux. Pour l’avenir, DSS envisage d’ajouter d’autres sections, notamment des commentaires, débats, et résumés critiques de livres. L’avenir de DSS est intimement lié au financement public. Il est d’ailleurs de bon augure d’entendre de plus en plus de discours sur le caractère essentiel de la publication en français et de voir les événements sur l’importance du français en science et dans l’éducation supérieure se multiplier.
2. Drogues, santé et société se décrit comme une revue multidisciplinaire, et qui accueille des articles de tous horizons. Pouvez- vous nous en dire plus sur ce choix?
La question des drogues en société est foncièrement multidisciplinaire et la recherche sur le sujet fait nécessairement appel à diverses traditions paradigmatiques et méthodologiques issues autant de la médecine que de la psychologie, la sociologie, le travail social, l’anthropologie, la santé publique, la criminologie, l’économie, la politique et l’histoire. Nous postulons que pour bien cerner la question, il est important de faire appel à tous ces niveaux d’analyse (et d’autres) et à plusieurs épistémologies. C’est ce qui fait la richesse de DSS et des articles qu’elle publie.
3. La revue publie des articles portant sur l’usage des drogues et d’autres substances psychoactives, sur la pratique des jeux de hasard et d’argent, et au sujet des phénomènes qui leur sont apparentés. Quels sont les enjeux d’actualité dans ces domaines qui intéressent actuellement les chercheur·euses et la revue ?
Les enjeux d’actualité se sont décuplés ces dernières années alors que le champ de recherche est en profonde transformation, et ce à plusieurs niveaux. L’évolution des représentations sociales des drogues, de leurs modèles d’encadrement, des concepts, des approches thérapeutiques, des produits consommés, des modes de consommation, etc. en fait une thématique en pleine effervescence.
La crise des surdoses, la sécurisation des substances transigées clandestinement, la légalisation du cannabis, la décriminalisation des drogues, la renaissance psychédélique contribuent toutes significativement à une transformation en profondeur de l’étude des drogues, particulièrement au niveau de l’introduction plus que jamais saillante de la question du plaisir, de la normalisation, de la stigmatisation et de l’inclusion des personnes qui consomment des substances, non seulement dans les études et dans les projets de recherche, mais aussi socialement. Les psychotropes comme technologies dans un transhumanisme constituent aussi une perspective critique de plus en plus contemporaine.
Les multiples ramifications de l’objet que constitue la drogue favorisent une complexification et un regard de plus en plus nuancé, tenant compte des injustices épistémiques et de la pierre angulaire que constitue la stigmatisation comme déterminant social de santé et comme dimensions primordiales à la recherche en dépendance. Bien que l’acceptation sociale des personnes qui utilisent des drogues s’est accrue, la stigmatisation et les représentations négatives et distorsionnées des personnes qui en consomment demeurent spectaculaires, particulièrement dans les populations de plus faible statut socioéconomique. Tout cela est d’autant plus pertinent compte tenu de la tendance courante à médicaliser les enjeux courants reliés à la consommation.
Les tendances de fond propres au modèle politico-économique capitaliste et néolibéral font aussi craindre les perspectives et les risques sanitaires et sociaux d’une éventuelle commercialisation dérégulée des drogues.
4. La légalisation ou la dépénalisation des drogues est un sujet qui revient régulièrement au Canada et à l’étranger. De quelles façons une revue savante peut-elle favoriser sa contribution à de tels débats de société?
Dès 2015, avant même que la légalisation ne soit officiellement à l’agenda politique au Canada, DSS organisait une journée de débat sur le sujet, qui d’ailleurs a mené à la publication d’un numéro thématique. Depuis, plusieurs articles ont porté spécifiquement sur plusieurs enjeux de la légalisation, de l’encadrement ou de la décriminalisation des drogues. Une revue comme DSS permet certainement de faire avancer le débat, aux niveaux local et international.
Par ailleurs, la légalisation du cannabis, la crise des surdoses, la décriminalisation des drogues et la renaissance psychédélique entraînent toutes des questionnements et beaucoup de recherches scientifiques. DSS est une tribune par excellence pour publier les travaux réalisés en français au Québec, au Canada et dans toute la francophonie sur le sujet.
Enfin, avec les éditoriaux et les autres types d’articles à venir (débats, commentaires, etc.), DSS anime et entend animer davantage les discussions scientifiques sur ces sujets et bien d’autres.
5. Pouvez- vous nous présenter quelques articles publiés dans Drogues, santé et société qui ont eu des retombées majeures depuis ces vingt dernières années ?
Plusieurs articles de DSS ont eu un impact dans le champ disciplinaire auquel ils appartiennent.
Un premier article ayant eu des retombées majeures pour la pratique est celui de Landry et Lecavalier (2003) qui dressait le bilan des forces et des limites de l’approche de réduction des méfaits dans un contexte de réadaptation, permettant de soutenir le développement des pratiques dans les centres de réadaptation en dépendance.
→ Landry, M. et Lecavalier, M. (2003). L’approche de réduction des méfaits : un facteur de changement dans le champ de la réadaptation en toxicomanie. Drogues, santé et société, 2(1).
Un deuxième article qui mérite mention est l’article de Jean Langdon (2005) qui passe les années, qui est régulièrement cité et qui conserve toute sa pertinence près de vingt ans plus tard. L’auteure est une anthropologue américaine qui demeure une sommité dans l’étude de l’usage des psychotropes chez les autochtones d’Amérique du Sud. Il s’agit d’un texte au sujet des peuples autochtones du Brésil, mais qui est aussi pertinent pour ceux du Canada et qui mérite d’être mieux connu surtout dans les milieux d’intervention.
→ Jean Langdon, E. (2005). L’abus d’alcool chez les peuples indigènes du Brésil : une évaluation comparative. Drogues, santé et société, 4(1), 15-52.
L’article de Suissa (2009) a aussi eu des implications pratiques et scientifiques importantes dans la réflexion sur le concept d’addiction et son élargissement à des conduites sans substances, un débat et un développement majeurs dans le champ des dépendances à cette époque.
→ Suissa, A. J. (2009). Du concept d’addictus au processus de dépathologisation : la richesse psychosociale du concept de dépendance selon Stanton Peele. Drogues, santé et société, 8(2), 75–108.
Ensuite, l’article de Thoër et Robitaille (2011) a aussi eu une portée scientifique et politique importante en décrivant les usages, discours et représentations des personnes concernées par un phénomène en émergence : l’utilisation de médicaments stimulants à des fins de performance dans le milieu scolaire et en emploi.
→ Thoër, C. et Robitaille, M. (2011). Utiliser des médicaments stimulants pour améliorer sa performance : usages et discours de jeunes adultes québécois. Drogues, santé et société, 10(2), 143–183.
Enfin, un numéro entier sur le thème « Cannabis : santé et politiques publiques », mais particulièrement deux articles, dont celui de Beauchesne (2018) sur les défis de la légalisation du cannabis et celui de Jobidon et Jutras-Aswad (2018) sur l’importance de faire preuve de nuance dans l’appréciation de la nocivité du cannabis ont eu un retentissement à la fois politique, social et scientifique important.
→ Beauchesne, L. (2018). Légaliser le cannabis au Canada : les défis à venir. Drogues, santé et société, 16(1), 31–69.
→ Jobidon, L. et Jutras-Aswad, D. (2018). Le cannabis et ses effets délétères : pour un débat plus nuancé. Drogues, santé et société, 16(1), 5–30.
Curieux d’en apprendre plus sur les revues savantes? Consultez les autres entrevues de la série « 5 questions avec… » juste ici : https://apropos.erudit.org/category/5-questions-avec/.