Grand défenseur du mouvement pour le libre accès, Jean-Claude Guédon s’est engagé depuis de nombreuses années pour le retour au sens profond de la recherche scientifique, ce qu’il appelle la Grande conversation scientifique. Preuve à l’appui, celui qui a été professeur au Département de littérature comparée de l’Université de Montréal a pris part à l’Initiative de Budapest pour l’Accès Ouvert (2002) ainsi qu’à la Déclaration de Berlin sur le libre accès à la connaissance (2003).
M. Guédon a également été à la tête de la revue Surfaces, publiée entre 1991 et 1999, qui se situe parmi les dix premières revues scientifiques au monde (et la première au Canada) à avoir été diffusée en numérique et en libre accès. À l’occasion de la diffusion des archives de cette revue sur Érudit, nous avons eu le plaisir de revenir avec lui sur l’histoire de Surfaces.
Le premier volume de Surfaces a été publié en 1991. Quels étaient les objectifs, à l’époque, de diffuser une revue en version numérique?
En 1991, le numérique apparaissait comme une solution possible à un problème difficile : le Département de littérature comparée rêvait de disposer d’une revue, mais le financement d’une telle entreprise paraissait complètement utopique. En proposant une solution « numérique » – mais qui n’est pas arrivée immédiatement, d’autres solutions ont été envisagées – on pouvait imaginer attirer l’attention de ministères et compagnies cherchant à exploiter des innovations possibles, et c’est effectivement ce qui s’est passé : le CRSH a donné un coup de main; la compagnie Apple a offert du matériel, et un ministère fédéral a donné une somme d’argent significative.
Avez-vous fait face à une certaine incompréhension, voire de scepticisme, de la part des professeurs / chercheurs envers le numérique et une diffusion ouverte de leurs travaux?
Plus que de l’incompréhension, nous avons fait face à de la résistance de certains collègues, dont certains dans le département lui-même. Lors du lancement de la revue, René Simard, le recteur de l’Université de Montréal, bien que très bienveillant à l’égard du projet, exprimait beaucoup de scepticisme. Il faut dire que demander à des humanistes de naviguer dans un site FTP, télécharger un document, le décoder (uudecode ou binhex) et enfin le visualiser avec un logiciel de traitement de texte (Word pour Mac, WordPerfect pour PC) pouvait paraître complètement irréaliste…
Le mouvement pour le libre accès semble aujourd’hui plus populaire que jamais, cependant que les grands éditeurs commerciaux semblent toujours aussi puissants. Selon vous, quelles formes devraient prendre le mouvement afin de favoriser une plus grande bibliodiversité, et une égalité d’accès ou de publication ?
La troisième question se détache de Surfaces, mais elle est importante. La lutte actuelle, dans la phase historique qui correspond à notre présent, consiste largement en une lutte de signification : que veut dire le libre accès ? Entre la notion de « Open Science », d’un côté et la notion de APC-Gold OA des maisons d’édition commerciales de l’autre, de profondes divergences se manifestent.
Il est clair que l’APC-Gold reconduit les inégalités des abonnements en les déplaçant du côté des auteurs, plutôt que des lecteurs, ce qui revient aussi à les intensifier. Au final, si l’on considère que la recherche fondamentale est généralement financée par des fonds publics, et si l’on considère que le coût de la publication ne constitue qu’environ 1% à 2% du coût de la recherche, il semble que la meilleure solution consiste à créer une infrastructure publique à laquelle auteurs et lecteurs peuvent accéder sans frais. Si telle est la solution privilégiée (comme je le souhaite), alors le problème devient un problème de gouvernance.
Les efforts visant à rapprocher bibliothèques et organismes de financement de la recherche sont plutôt positifs dans cette perspective car ces deux catégories d’organismes monopolisent les sources de financement de la communication et de la publication savantes et, ensemble, elles ont les moyens de sculpter de manière innovante le système de communications scientifique et savant tout en assurant le contrôle de ce système par des instances profondément liées à la recherche elle-même. À noter qu’une plate-forme publique peut également correspondre à un « territoire » de recherche compatible avec des enjeux sociopolitiques et correspondant à des orientations de recherche définies par des besoins, des interrogations particulières. Typiquement, ces dernières correspondent grosso modo aux urgences de pays, régions ou groupes humains facilement identifiables.
À l’heure où les articles peuvent être diffusés individuellement (sur Academia, sur des dépôts institutionnels, sur des blogues, etc.) quels rôles pensez-vous que la revue sera amenée à jouer dans l’avenir?
Dans le monde numérique tel qu’il se révèle un peu plus chaque jour, l’élément important relève de la plate-forme plutôt que de la revue telle qu’elle existe actuellement. Définissons une plate-forme comme un portail accompagné d’algorithmes qui, ensemble, gèrent une triple sociologie: entre individus, entre individus et documents, et entre documents. Les revues, depuis la Deuxième Guerre mondiale, ont changé de nature et sont devenues de mauvais indices de qualité ou d’excellence grâce à des métriques inappropriées, tel le facteur d’impact. Avec la plate-forme devenue élément essentiel de la communication scientifique se profile la possibilité de voir des revues renaître, qui viseraient soit à cerner un champ de recherche, soit à refléter une communauté de recherche. Dans ce retour vers une vocation ancienne des revues – celle des revues des sociétés savantes au XIXe siècle – on peut imaginer ce qu’une revue savante numérique peut devenir.